Courage ! Le nouveau modèle de leadership à la Société Générale
Aujourd’hui, le 25 novembre 2015, nous sommes, en France, depuis dix jours, en état de guerre, et à quelques jours de la COP21 où il s’agit, ni plus ni moins, comme dans le film Avatar, de sauver la planète : l’héroïsme dicté par les circonstances tragiques ne doit pas nous faire oublier qu’un esprit héroïque plane sur nos sociétés, plus quotidien, et pas seulement réservé aux états d’urgence. Ce premier article de heromatrix.com tente de le montrer à partir d’un exemple tiré de l’actualité où il n’est question ni d’opérations militaires ni d’apocalypse.
Ce n’est pas parce que je travaille sur l’héroïsme moderne que je me mets à voir des héros partout. C’est au contraire parce que l’actualité distille en permanence des appels à l’héroïsme que la figure du héros moderne s’est mise à m’intéresser.
Par exemple, quand je lis l’interview du DG de la Société Générale, Frédéric Oudéa, dans la presse grand public (Le Figaro, 29/06/2015), où il présente le nouveau modèle de leadership de l’entreprise, je me dis que ma vision du héros s’applique parfaitement. Ce n’est pas moi qui l’invente. Je retrouve tous les critères de la Matrice du Héros, tous saturés !
[SUP]. Le héros montre une supériorité/des super-pouvoirs.
Si je me mets à la place des employés de la Société Générale qui lisent l’interview, je me dis : va falloir s’accrocher ! ça ne va pas être facile ! Pour que je devienne un « leader » à la Société Générale (150 000 collaborateurs dans le monde, présente dans 76 pays, 30 millions de clients, la plus belle tour du quartier d’affaires de La Défense), il va falloir que je me montre courageux. Le mot courage revient six fois dans l’interview.
Le courage est la vertu guerrière par excellence. C’est sur les champs de bataille, où se fabriquent les héros, que le courage est d’abord requis.
Alors, quand je lis six fois courage dans la bouche de mon grand patron (toujours si je m’imagine parmi les équipes de la Société Générale), je me dis : ça sent la salle de commandement en temps de guerre, l’attaque, la défense – combien de divisions ? – je me dis : va falloir s’endurcir, ne pas craquer, y aller avec bravoure, résister à la pression, se préparer à des chamboulements, sauver sa peau.
Sinon, pourquoi mettre le courage en haut de la liste des vertus ? si ce n’est pour préparer à des temps difficiles. Frédéric Oudéa le confirme : le monde est dur, dit-il. Alors, courage !
Mais l’héroïsme va bien au-delà. Si c’était la guerre au sens strict, avec des soldats entraînés, armés, des ennemis clairs, ce serait à la fois plus dur et plus simple. Mais le monde est complexe, dit encore mon DG, et il a raison.
[COP]. Le héros doit être dans la coopération.
En lisant l’interview, je me dis, va falloir être un guerrier, mais un guerrier qui est bien avec les gens. Un guerrier ouvert, serviable, accepté, négociateur. Un guerrier à l’aise dans les groupes. Frédéric Oudéa le martèle : il faut cultiver l’esprit d’équipe, savoir entretenir la relation, qui accompagne la banque relationnelle.
Pas si facile. Oui, dans le discours, ça passe comme une lettre à la poste, mais dans la réalité ? je me demande : comment vais-je m’y prendre pour être un guerrier sympa ?
Et ce n’est pas tout.
[MIS]. Le héros est au top dans le cadre de la mission.
Je lis attentivement l’inverview de mon DG, et je trouve que, bien entendu, comme dans toutes les entreprises, il va falloir que je me fixe sur un cap, que je me base sur un phare, que je suive des modèles, que je me conforme au contrôle (le secteur banquaire est très contrôlé, rappelle Oudéa). Bref, j’ai des guides. Des guides pour être guidé, et des guides pour à mon tour guider les autres (si j’entends un minimum être un leader). Mais…
[DIV]. Le héros sait diverger par rapport au cadre.
En même temps que je respecte les guides, Frédéric Oudéa me lance des perches pour que je me distingue : il ne faut pas que je me contente de gérer l’existant. Il va falloir que je sois disruptif, que je réinvente, que j’innove, que je sois capable de créativité, que je décale l’entreprise et son business model, et cela, disons-le tout net : sans tabou. Ouaou ! Et j’aurai à prendre des risques ! Bref, j’ai à suivre des modèles, mais en même temps, il faut que je sorte des modèles ; que j’en invente de nouveaux, sans tabou, et je suis prévenu : ça présente des risques ! Là, si j’étais à la Société Générale, j’aurais un moment de panique. Où vais-je ? Qui suis-je ? Que faire ? Mais, je me dis : C’est normal, courage ! Et puis, si je suis à l’aise dans l’interaction, je ne serai pas seul… La coopération a des avantages.
Je poursuis donc ma lecture.
[COP]. Le héros coopératif.
Mon grand patron me rappelle que la mission de la banque, c’est le service au client. Là encore, il a raison. La banque, c’est inscrit dans son nom, est tournée vers l’accueil du client. « Banque » vient de « banca », « banc, table, comptoir », un lieu où physiquement le passant est reçu, bien traité. Je me dis qu’aujourd’hui où la banque se dématérialise, cela constitue un défi : continuer à recevoir le client avec les honneurs, dans le contact. Et la mission que me confie mon DG – du moins, si je veux être un leader – c’est : trouver la solution sur mesure pour le client, dit-il. Donc s’ajuster au client, l’écouter, lui, tel qu’il est : gros, maigre ou cambré, je l’habillerai sur mesure.
Une publicité pour la Société Générale (Le Monde, pleine page, 15/10/2015) le répète :
Parce que chaque entreprise est unique, nous mobilisons nos expertises pour construire des solutions sur mesure. Développons ensemble l’esprit d’équipe.
[SUP]. Le héros montrant une supériorité/des super-pouvoirs.
Mais, en parallèle, mon DG me dit (toujours via les pages saumon/économie du Figaro) que parfois il faut être capable de dire des choses difficiles à ses clients.
Là je me mets à la place du client qui lit l’interview (Le Figaro est un grand quotidien, qui touche tout le monde), et je me dis : bon, moi client, je vais venir avec une demande, et mon banquier, courageux, qui aura lu l’interview de son DG, ne va pas avoir peur de m’annoncer la chose difficile.
Quelle chose difficile peut-il bien avoir à m’annoncer ? Aucun exemple ne m’est donné, alors j’imagine. Il peut me dire qu’il ne peut pas tout faire. Que le marché est ce qu’il est. Que j’ai perdu de l’argent, mais je ne suis pas le seul… Que non, le système d’information n’a pas été prévu pour ça… et quand l’informatique ne le permet pas, c’est du non négociable.
Mais vous dites que vous faites du sur mesure, je rappelle à mon banquier.
Ah oui, mais non, dit mon banquier. C’est du sur mesure, mais pas tout à fait.
[ROL]. Le héros assume des rôles.
Là je reprends ma casquette de banquier, et je me dis qu’il va me falloir de grandes capacités de communication – comme l’exige mon patron si je veux être un leader – pour annoncer cette chose difficile au client.
Mais heureusement, j’ai eu des formations à la communication avec des acteurs. Je me dis courage ! je peux y arriver. Et je me lance…
Voilà ce que je vais dire au client : « C’est du prêt-à-porter… ajusté ». Mais j’hésite : à la réflexion, prêt-à-porter, c’est trop commun, presque bas de gamme.
Je vais dire : « C’est du tailored (taillé sur mesure) mais qui ne fait pas n’importe quoi ». Mais non, j’écarte : pas de formule négative, on m’a dit.
Je vais dire : « C’est du tailored (taillé sur mesure) sous contrainte ». ça c’est pas mal. Il faut le rappeler de temps en temps, comme le fait Oudéa : le monde où nous vivons est sous contrainte. Et sous contrainte, ça veut dire ce que ça veut dire : on ne peut pas tout faire. Mais c’est dit de manière positive.
Au client, j’aurai toujours une alternative à lui proposer : une solution, un produit, un processus, que nous mettrons en place pour lui, en distinguant bien, en amont, ce qui serait « nice to have » (« joli d’avoir », sous-entendu « pas indispensable ») et le besoin vraiment stratégique, que nous remplissons.
Là, je suis vraiment au top !
Mais les choses difficiles, ce n’est pas qu’aux clients que j’aurai à les annoncer, c’est aussi aux collaborateurs. Il faut être capable de dire des choses difficiles à ses collaborateurs, rappelle Oudéa. Quoi ? Des restructurations ? Des mauvaises nouvelles ? Des erreurs ? Des gens que ne sont pas à la hauteur, qu’il faudra avertir ? qui n’auront pas d’avancement ? dont il faudra se séparer ? Il va falloir que j’assume, avec doigté et efficacité, des discours qui ne sont pas forcément les miens au départ, que je les dise avec conviction, comme un bon acteur.
Et puis, je ne peux m’empêcher de penser que même si je suis un leader, je suis toujours un collaborateur pour le leader qui est au-dessus de moi, alors je me dis que je n’aurai pas que des choses difficiles à dire, j’aurai aussi des choses difficiles à entendre. Mais, courage !
[ROL]. Un jour peut-être, si j’ai du courage, je serai Steve Jobs.
Et là, je comprends pourquoi Oudéa me donne un exemple de réussite humaine aussi relevé : rien moins que Steve Jobs ! C’est que la barre est très haut.
C’est de la haute compétition où le moindre petit delta de rapidité, me dit Oudéa, est susceptible de faire la différence. Steve Jobs y est arrivé. Pourquoi pas moi ?
Bon, Steve Jobs, c’est peut-être un modèle pour Oudéa lui-même, le rôle idéal dont il rêve.
Pourriez-vous être le Steve Jobs de la banque ?, lui demande l’interviewer du Figaro.
Mais quand les présentations de Steve Jobs sont prises en modèle (Gallo, 2010), c’est à tous que les recettes « Steve Jobs » sont offertes. Alors, pourquoi pas à moi ?
Quand le biographe officiel de Steve Jobs nous indique que sa personnalité et ses produits ne font qu’un (Isaacsm, 2011), c’est tout un modèle d’engagement dans le travail en général qui est exposé à tous. Alors, pourquoi pas moi ?
Pourquoi, moi, je ne m’y mettrais pas ? J’ai une référence, difficile à atteindre, mais une référence de chair et d’os, un personnage que je peux visualiser, à qui m’identifier, avec des conseils-clés pour m’aider : si je veux, je peux être un petit Steve Jobs.
[INT]. Le héros vit des dilemmes intérieurs.
Mais quand même, quand je relis l’interview de mon grand patron, qui est charismatique, qui connaît son métier, qui donne envie de travailler pour lui, pour qui j’ai beaucoup d’estime, qui a des conseillers, qui est cultivé, je me dis :
Quand même, il y a peut-être quelques mots qui manquent à notre modèle de leadership : les mots dilemme, paradoxe, tension, contradiction.
Ça m’aiderait si quelqu’un – pourquoi pas mon DG ? – reconnaissait que ce n’est pas de la tarte de faire tenir ensemble toutes les injonctions qu’il m’adresse : être un guerrier courageux en des temps difficiles, mais ouvert, coopératif, gentil ; me guider sur un phare, mais être disruptif ; faire du sur mesure pour le client, mais lui annoncer des décisions difficiles ; avoir pour modèle Steve Jobs, mais être soi, authentique, engagé, avec ses propres qualités et ses propres fragilités.
Quand je mets bout à bout tous les critères qui me permettraient de devenir un « leader », j’ai des sueurs froides, je vis une tempête sous un crâne, ma main tremble (comme Bogart dans Le Faucon Maltais). Je me sens à la fois porté par un courant qui me dépasse, placé devant un défi… et parfois accablé par l’ampleur de la tâche. Il y a quelque chose d’héroïque, un courage spécial, à assumer toutes ces prescriptions en même temps, toutes ces contraintes, prises ensemble, que me présente mon patron comme indispensables si je veux grimper dans la hiérarchie. Alors, je me demande : Comment vivre avec ces contraintes au quotidien ? les inscrire dans ma chair ?
En particulier, comment faire quand j’ai un dilemme intérieur ? quand je suis confronté à une injonction paradoxale ? que je me sens le « serviteur de deux maîtres », selon l’expression d’un article de recherche sur des managers dans le milieu bancaire tiraillés entre la déontologie et le profit (Pérezts, Bouilloud, Gauléjac, 2011) ? Comment le leader doit-il réagir quand il n’est pas d’accord avec lui-même ? qu’il a des doutes ? que les boussoles indiquent plusieurs Nord ?
J’aurais aimé qu’Oudéa m’en dise un mot. Ne serait-ce qu’un mot. À moi, à nous – nous les soldats de base qui sommes au feu, qui avons de l’ambition – nous les chefs en herbe, qui commençons à diriger, former, motiver, accompagner une petite équipe – nous les patrons intermédiaires, avec des équipes plus importantes, de 50 à 100 collaborateurs – nous tous qui, sur le terrain, en savons les difficultés, et où, oui, il faut du courage pour aller au bout de toutes nos missions, quand les critères de jugement tirent à hue et à dia, ne s’ajustent pas tout à fait entre eux, génèrent du stress intérieur, voire de la souffrance, voire du burn-out.
Ça, c’est le secret le mieux gardé des leaders contemporains. C’est ce que j’ai envie d’appeler de l’arché-héroïsme, ou archéroïsme : pas seulement l’héroïsme de la missions difficile [MIS], mais aussi l’héroïsme de pousser aux extrêmes toute une palette de comportements rivaux, de saturer en même temps tous les critères de la Matrice du Héros, que chacun, en son for intérieur, au quotidien, doit transformer en décisions concrètes.
Alors, je me dis Courage ! c’est bien le mot qui convient !
Bibliographie :
Gallo (2010). Présentations : le modèle Steve Jobs. Éditions Télémaque.
Isaacsm (2011). Steve Jobs. J.-C. Lattès.
Pérezts, J.Ph. Bouilloud, V. de Gauléjac (2011). « Serving Two Masters. The Contradictory Organization as an Ethical Challenge for Managerial Responsibility », Journal of Business Ethics.