L’héroïsation du quotidien est magnifiquement illustrée par l’article paru dans Le Monde, 1er décembre 2016, consacré au pilote Sully Sullenberger qui le 15 janvier 2009 fit amerrir son Airbus A320 sur Hudson à New York, sauvant la vie des 150 passagers.

Cet exemple est parfait pour illustrer comment la matrice du héros, l’extension du domaine du héros moderne, se diffuse dans la société, comment elle gagne les représentations communes, dominantes, circulant dans l’espace public. Comment le quotidien de tous est susceptible de s’héroïser à partir d’un cas unique.

Le mot « héros » apparaît sept fois dans l’article, donc pas de doute, il s’agit bien d’héroïsme, et d’un héros au sens strict, tiré de la vie réelle, comme les pompiers qui sauvent des vies dans les flammes.

Mais ce qui est intéressant, c’est que cet héroïsme de l’exception (qui pose des avions de ligne sur l’eau ? Sully réussirait-il une seconde fois ?) devient édifiant pour tous : Sully devient « modèle de leadership », et ceci « dans le monde entier ». Des livres sont écrits sur et par lui à propos des enseignements qui peuvent être tirés de son expérience, conseils délivrés à tous, à « des éducateurs, des pilotes, des médecins, des responsables de centrales nucléaires, pour les alerter sur la nécessité de privilégier le facteur humain par rapport à la technologie ».

Sully rejoint la série de la “mythologie américaine”

Puis, le cinéma se saisit du cas. Clint Eastwood monte un film populaire, titré sobrement du prénom, Sully, qui communalise le héros d’exception. Par le cinéma, Sully rejoint la série des héros qui mènent à bien leur mission en se démarquant des procédures : « des individualités en butte au système, des hommes faisant fi de leur administration, les héros d’une contre-culture », ou encore « l’homme confronté à un imprévu », ou « le flic rebelle ». Là est le modèle de leadership commun au cinéma et aux conseils de vie : être à la fois dans l’efficacité et dans la rébellion contre le système et les automatismes, que la « machine » qui enferme soit technique ou administrative. Cités dans l’article, en vrac, représentatifs du modèle : Apollo 13, Il faut sauver le soldat Ryan, American Sniper, L’inspecteur Harry, Mémoires de nos pères. Sully se voyant incarné au cinéma par Tom Hanks comprend que son histoire devient mythologie : « Son histoire entrait dans une autre dimension. Il rejoignait d’autres héros eastwoodiens », inscrits dans une « mythologie américaine » dit l’article, et partant mondiale, globale, puisque le monde entier reçoit massivement les messages de cette mythologie et peut s’en revendiquer.

Et pour rester sur la question de la prégnance du modèle dans la société, nous pourrions poursuivre l’analyse en notant que, la même année que la sortie du film Sully, Clint Easwood soutient le candidat présidentiel Donald Trump, qui lui-même a écrit plusieurs manuels de leadership et de développement personnel, devenus des best-sellers bien avant que la présidence américaine échoie à son auteur.

Entre tous ces discours et images publiques – du compte-rendu d’un acte héroïque au manuel de leadership, de la fiction grand public à la stratégie de conquête du pouvoir ou de marchés d’affaires – se dessine un ethos, où héroïsme et leadership à la fois pragmatique et anti-système, dans les clous d’une mission et en rébellion, se rejoignent, offrant l’occasion de révéler des personnalités au départ anonymes, et soudain porteuses de symbolisme, d’icônicité pour tous.

Risquer sa vie comme n’importe qui

Les personnalités qui sortent du lot affrontent le risque de perdre leur vie : or, là encore, le cas de Sully est intéressant au plus haut point. En effet, Sully ne risque pas sa vie une fois, mais quatre fois. Ce point est essentiel pour comprendre l’héroïsation qui concerne tout un chacun dans la société. Sully risque sa vie au moment de l’accident. Ce risque précis n’est certes pas pour tous, il est de l’ordre de l’extraordinaire, de l’anomalie (un vol d’oiseaux qui met en panne les deux réacteurs en même temps).

Ce sont les trois autres moments où sa vie est en danger qui le font entrer dans le lot commun des héros du quotidien, c’est-à-dire potentiellement n’importe qui dans les sociétés développées, libérales, démocratiques. L’article du Monde nous apprend qu’au moment de l’accident aérien, Sully se trouvait « sur le point de se transformer en sans-abri ». Du fait de la crise économique, la profession de pilote se précarise. Des collègues de Sully perdent leur maison, divorcent, se suicident. Après l’accident, il faut survivre au stress post-traumatique. Sully est un « homme en mille morceaux » (métaphore qui peut faire penser aux images de catastrophes aériennes se terminant habituellement plus mal). Enfin, Sully entre dans une lutte pour faire reconnaître sa compétence : quinze mois d’enquête, qui auraient pu avoir « des conséquences dévastatrices, en l’occurrence la fin de sa carrière professionnelle ».

L’héroïsme est pour tous, car le danger est pour tous, et bien au-delà de la circonstance exceptionnelle d’un accident matériel. Leadership is dangerous, nous avertit un professeur de gestion de Harvard. Certains managers deviennent des dead men walking, nous raconte un ancien grand patron. C’est dur et des gens sont blessés, annonce sans détour un futur candidat à la Maison Blanche – en vrai, pas dans une série de télévision – et il ajoute comme mantra de la réussite : Think big and kick assVise grand et donne des coups de pieds au cul.

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