Comment l’héroïsme de Sully devient édifiant pour tous
L’héroïsation du quotidien est magnifiquement illustrée par l’article paru dans Le Monde, 1er décembre 2016, consacré au pilote Sully Sullenberger qui le 15 janvier 2009 fit amerrir son Airbus A320 sur Hudson à New York, sauvant la vie des 150 passagers.
Cet exemple est parfait pour illustrer comment la matrice du héros, l’extension du domaine du héros moderne, se diffuse dans la société, comment elle gagne les représentations communes, dominantes, circulant dans l’espace public. Comment le quotidien de tous est susceptible de s’héroïser à partir d’un cas unique.
Le mot « héros » apparaît sept fois dans l’article, donc pas de doute, il s’agit bien d’héroïsme, et d’un héros au sens strict, tiré de la vie réelle, comme les pompiers qui sauvent des vies dans les flammes.
Mais ce qui est intéressant, c’est que cet héroïsme de l’exception (qui pose des avions de ligne sur l’eau ? Sully réussirait-il une seconde fois ?) devient édifiant pour tous : Sully devient « modèle de leadership », et ceci « dans le monde entier ». Des livres sont écrits sur et par lui à propos des enseignements qui peuvent être tirés de son expérience, conseils délivrés à tous, à « des éducateurs, des pilotes, des médecins, des responsables de centrales nucléaires, pour les alerter sur la nécessité de privilégier le facteur humain par rapport à la technologie ».
Sully rejoint la série de la “mythologie américaine”
Puis, le cinéma se saisit du cas. Clint Eastwood monte un film populaire, titré sobrement du prénom, Sully, qui communalise le héros d’exception. Par le cinéma, Sully rejoint la série des héros qui mènent à bien leur mission en se démarquant des procédures : « des individualités en butte au système, des hommes faisant fi de leur administration, les héros d’une contre-culture », ou encore « l’homme confronté à un imprévu », ou « le flic rebelle ». Là est le modèle de leadership commun au cinéma et aux conseils de vie : être à la fois dans l’efficacité et dans la rébellion contre le système et les automatismes, que la « machine » qui enferme soit technique ou administrative. Cités dans l’article, en vrac, représentatifs du modèle : Apollo 13, Il faut sauver le soldat Ryan, American Sniper, L’inspecteur Harry, Mémoires de nos pères. Sully se voyant incarné au cinéma par Tom Hanks comprend que son histoire devient mythologie : « Son histoire entrait dans une autre dimension. Il rejoignait d’autres héros eastwoodiens », inscrits dans une « mythologie américaine » dit l’article, et partant mondiale, globale, puisque le monde entier reçoit massivement les messages de cette mythologie et peut s’en revendiquer.
Et pour rester sur la question de la prégnance du modèle dans la société, nous pourrions poursuivre l’analyse en notant que, la même année que la sortie du film Sully, Clint Easwood soutient le candidat présidentiel Donald Trump, qui lui-même a écrit plusieurs manuels de leadership et de développement personnel, devenus des best-sellers bien avant que la présidence américaine échoie à son auteur.
Entre tous ces discours et images publiques – du compte-rendu d’un acte héroïque au manuel de leadership, de la fiction grand public à la stratégie de conquête du pouvoir ou de marchés d’affaires – se dessine un ethos, où héroïsme et leadership à la fois pragmatique et anti-système, dans les clous d’une mission et en rébellion, se rejoignent, offrant l’occasion de révéler des personnalités au départ anonymes, et soudain porteuses de symbolisme, d’icônicité pour tous.
Risquer sa vie comme n’importe qui
Les personnalités qui sortent du lot affrontent le risque de perdre leur vie : or, là encore, le cas de Sully est intéressant au plus haut point. En effet, Sully ne risque pas sa vie une fois, mais quatre fois. Ce point est essentiel pour comprendre l’héroïsation qui concerne tout un chacun dans la société. Sully risque sa vie au moment de l’accident. Ce risque précis n’est certes pas pour tous, il est de l’ordre de l’extraordinaire, de l’anomalie (un vol d’oiseaux qui met en panne les deux réacteurs en même temps).
Ce sont les trois autres moments où sa vie est en danger qui le font entrer dans le lot commun des héros du quotidien, c’est-à-dire potentiellement n’importe qui dans les sociétés développées, libérales, démocratiques. L’article du Monde nous apprend qu’au moment de l’accident aérien, Sully se trouvait « sur le point de se transformer en sans-abri ». Du fait de la crise économique, la profession de pilote se précarise. Des collègues de Sully perdent leur maison, divorcent, se suicident. Après l’accident, il faut survivre au stress post-traumatique. Sully est un « homme en mille morceaux » (métaphore qui peut faire penser aux images de catastrophes aériennes se terminant habituellement plus mal). Enfin, Sully entre dans une lutte pour faire reconnaître sa compétence : quinze mois d’enquête, qui auraient pu avoir « des conséquences dévastatrices, en l’occurrence la fin de sa carrière professionnelle ».
L’héroïsme est pour tous, car le danger est pour tous, et bien au-delà de la circonstance exceptionnelle d’un accident matériel. Leadership is dangerous, nous avertit un professeur de gestion de Harvard. Certains managers deviennent des dead men walking, nous raconte un ancien grand patron. C’est dur et des gens sont blessés, annonce sans détour un futur candidat à la Maison Blanche – en vrai, pas dans une série de télévision – et il ajoute comme mantra de la réussite : Think big and kick ass – Vise grand et donne des coups de pieds au cul.
Nous sommes tous des héros potentiels
Faut dire que dans ma quête du héros moderne, le dernier numéro de The Red Bulletin est une mine. Là je m’en tiendrai à l’analyse des chapeaux de deux rubriques qui sont consacrées à des “héros” contemporains : “Le coin des héros” et “Héros de l’Euro“.
Nous y trouvons 4 portraits de héros dans la première, et 4 autres dans la seconde.
Première remarque : tous les chapeaux de ces 8 portraits nous vantent des comportements, des manières d’être, de se montrer, d’être avec les autres. Un panorama des bons conseils de vie qui ont le vent en poupe. Un condensé à la pointe du temps présent.
Maintenant, si je passe ces comportements à la concasseuse de la Matrice du Héros, je retrouve mes six catégories-phares. Voici ce que ça donne, rien qu’avec les chapeaux (je n’entre même pas encore dans le corps des articles) :
Sois COP, co-opératif, ouvert aux autres, dans une relation souple, co-créative : “L’autre t’aide à progresser”, développe “l’amitié” (“L’amitié homme-femme? J’y crois”).
Sois ROL, attentif aux rôles, à l’apparence, aux costumes : “Le costard? Plus pour moi”, “je me sens mieux dans un keikogi” (le keikogi est le costume du jiu-jitsu), “J’ai cessé de vouloir plaire” (sous-entendu: je l’ai fait pendant longtemps, mais maintenant que je suis une star, je peux m’en passer).
Sois INT, branché sur ton intériorité, tes émotions, ton être propre, connais-toi toi-même, au plus profond : “Transforme ta rage en volonté”, “Reste toi-même”, “Donne-toi à fond”, “Tu sais ce dont tu es capable”.
Sois DIV, n’aie pas peur de diverger, d’être différent : “Laisse-les parler, tous autant qu’ils sont”, “Même si ça veut dire être bizarre, imprévisible ou ringard”.
Sois MIS, branché sur la mission, sur ce qui tu as à faire, sur tes priorités, orienté vers le succès : “Sois déterminé à chaque instant”, “Transforme ta volonté en succès”.
Sois SUP, capable de supériorité dans l’adversité, montrant des super-pouvoirs, des forces : “Apprends à souffrir pour être bon”, “Aie foi en tes forces”, “Son passe-temps? Faire des abdos”.
Vous avez là un kaléidoscope de ce qu’il faut pour réussir dans le monde contemporain.
Et comme ce condensé de développement personnel ne s’adresse pas qu’aux stars, la CONCLUSION s’impose:
nous sommes tous des héros potentiels!
et corollaire: maintenant, c’est à nous de jouer, nous les lecteurs, à qui tous ces bons conseils sont destinés.
Platoche contre Platini, un combat de super-héros!
Bingo! Encore du “héros” en tête d’affiche, que je m’empresse de noter dans mon journal de bord sur les figures héroïques contemporaines, auxquelles heromatrix est consacré.
Sortie, hier, 18 mai 2016, de J.-Ph. Leclaire, Platoche: gloire et déboires d’un héros français, Flammarion.
“Héros français”, Platini?
Bizarre quand même d’accoler le mot “héros” à la nationalité, hors d’un contexte de guerre. Sauf s’il y a une guerre dans le football. Peut-être est-ce la thèse du livre? Platini serait-il une sorte de parrain?, mais pas le plus méchant des parrains?, comme celui de Coppola à qui une guerre est faite car il refuse d’entrer dans le commerce de la drogue – version moraliste de la mafia qui n’a pas cours dans la réalité.
Toutefois, en première analyse, si je m’en tiens aux autres occurrences que j’ai pu attraper dans l’espace public, ce n’est tout à fait dans la ligne éditoriale dominante de l’imagerie contemporaine. Et puis, “Platini héros”, je ne sais pas si la greffe prend. Il y a peut-être un collage de trop, une manipulation sémiotique sauvage, une Sémiose Génétiquement Modifiée.
Mais qui sait? La matrice du héros monte aux extrêmes!
Si je considère le résumé du livre, paru sur le site de la FNAC, et si je le passe au crible de la matrice du héros, le résultat n’est pas si aberrant. Il y a une cohérence interne avec la modélisation que je défends. Me voici donc taguant Platini avec mes six critères de base ROL/INT/MIS/DIV/COP/SUP (si je m’attendais à ça, merci Flammarion!):
“Comment l’ancien numéro 10 virtuose MIS, « chevalier blanc » supposé ROL du foot-business, est-il tombé de son piédestal ? Meilleur joueur français de tous les temps selon de nombreux spécialistes MIS, Michel Platini avait parfaitement réussi sa reconversion DIV. Après la chute de son mentor SUP, Sepp Blatter, au printemps 2015, le président de l’UEFA devait, c’était écrit, lui succéder à la tête de la FIFA MIS. C’était compter sans deux grosses fautes politiques : son vote surprise en faveur du Qatar pour l’attribution du Mondial 2022 et ce paiement présumé déloyal de 1,8 millions d’euros sur lequel la justice suisse enquête depuis septembre 2015. De son enfance lorraine à la crise de la FIFA et au récent scandale des Panama Papers, l’enquête de Jean-Philippe Leclaire, riche de nombreux témoignages inédits, révèle les facettes les moins connues du triple Ballon d’Or : son sens exacerbé de la famille COP, son intelligence tactique sur les terrains comme en dehors MIS/DIV, son goût pour le pouvoir SUP, sa relation parfois ambiguë avec la génération Zidane INT, son rapport assez particulier avec l’argent SUP, son étonnante capacité de séduction ROL mais aussi sa faculté à se créer de redoutables inimitiés SUP… Ou comment Platoche ROL aura finalement provoqué la chute de Platini INT.”
Bref: Platoche contre Platini, un combat de super-héros!
Macron chevalier !
Sur internet, sur les forum de discussion, sur les réseaux sociaux, c’est un raz-de-marée de moqueries ou d’indignations: on se fout de nous! le pouvoir leur monte à la tête! on est dans le pur spectacle! c’est la fin de la politique!
Macron lui-même parle d’erreur à propos de son portrait paru dans Paris Match (14 Avril 2016). Il accable sa femme: “Mon épouse, elle ne connaît pas le système médiatique, elle le regrette d’ailleurs profondément”. Promis: ils, le couple, ne recommenceront pas.
Du point de vue de la matrice du héros, le seul scandale est de traiter cette sortie médiatique comme un phénomène aberrant, un faux pas.
Nous sommes bien plutôt dans la reproduction d’un schème: le discours héroïsé (comme on dirait érotisé) de la modernité.
Macron chevalier, c’est tout sauf un hapax dans la vie politique française. C’est un lieu commun, une figure imposée.
Vous allez me dire: Mais quand même, “chevalier”, faut pas pousser!
Et je vous répondrai: Même chevalier, c’est du courant, du banal, du répété, de l’obligé.
Et je vous indiquerai l’étude d’Emmanuël Souchier, qui, en 1995, montre avec force citations tirées de la presse grand public combien l’imaginaire de la quête chevaleresque pénètre depuis longtemps (déjà!) les campagnes présidentielles en France (E. Souchier, “L’élection présidentielle: démocratie ou chevalerie?”, Communication & Langages, n°105, 1995) (texte intégral ici).
Je vous renverrai vers un livre de 2015, Médiéval et Militant, Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, paru aux Publications de la Sorbonne.
Tommaso di Carpegna Falconieri y passe en revue toutes les reprises du Moyen Âge qui imprègnent le monde actuel. Il commente: “A travers cette clé, il s’agit d’examiner les orientations conceptuelles contradictoires d’un monde en crise”.
Alors, il faut bien plutôt penser que Brigitte Macron, en professeure de littérature exercée à l’analyse des textes, a parfaitement bien saisi le texte médiatique. Elle retranscrit un topos. Elle en reproduit la rhétorique. A la limite, on pourra dire que le pastiche est involontaire. Mais pas qu’elle n’a pas compris la musique.
Macron chevalier lui oppose-t-il un démenti public? Rien de plus normal. C’est l’ensemble des deux pièces du puzzle qui est moderne – le chevalier et le mea-culpa. Les deux laissent une trace, en forme de collage, dans l’espace médiatique. Au final, c’est cela le grand art de l’héroïsme moderne: distiller les injonctions paradoxales, confirmant le diagnostic de Falconieri (“les orientations conceptuelles contradictoires d’un monde en crise”).
En réserve, pour plus tard:
- Emmanuel Macron par Brigitte Macron est une mine pour la matrice du héros. Tous les critères de la matrice y sont…
- Exemple: le président potentiel y est présenté comme un “acteur” – ROL.
- Il est “d’une autre planète” – DIV.
- Tous les soirs, le couple “débriefe” leur journée – MIS.
- Etc.
- La journaliste de Paris Match de conclure le portrait: “Un couple d’intellectuels qui mesure mieux que quiconque le poids des mots et, aussi, celui du destin. Ça ne s’invente pas: ils se sont rencontrés dans une institution baptisée La Providence!” Encore un topos qui complexifie sérieusement l’image de notre modernité tardive.
Du “héros” explicite #2. Emmanuelle Duez et la génération Z
Toujours à la poursuite des occurrences du mot “héros” ou “héroïsme” dans l’espace public contemporain, je tombe sur Emmanuelle Duez qui qualifie la génération Z de
“génération qui est en quête de ‘role model’, qui a besoin de héros” (Positive Economy Forum, octobre 2015).
Emmanuelle Duez intervient aussi dans le cadre de la “Fabrique à héroïnes”, ou le “Happy Happening, premier salon des femmes qui veulent réussir leur vie professionnelle et leur vie personnelle”.
Du coup, je regarde vite quelques stand up et interviews de cette jeune consultante et entrepreneure. Beaucoup trop vite! Il faudrait que je creuse, que j’aille plus loin dans l’analyse du discours sur la génération Y, la génération Z et l’esprit d’entreprise, mais déjà, pour avancer, et pour mémoire, je note quelques touches qui, du point de vue de la Matrice du Héros, sont éloquentes:
Les six qualités du héros moderne sont déclinées. Exemples: Il est question d’avoir des “supers pouvoirs dans ses mains” (cf. critère SUP), de se bâtir une “autre destinée, autre épopée” (critère ROL). Le critère SUP n’est pas non plus très loin quand il s’agit, entre les générations, de se “terrasser” les uns les autres. Le critère DIV monte en puissance avec la stratégie assumée d’être “clivant”. Quant à la mission, MIS, elle est claire: “On a la possibilité de tout reconstruire”. Et pour l’intériorité, INT, nul doute que la passion, l’engagement, “le luxe d’être soi” sont au coeur du propos. Enfin, la “bienveillance” est au rendez-vous, ce qui nous mène vers le critère COP.
Oui, les héros sont parmi nous! Ce qui justifie, me semble-t-il, d’essayer de mieux comprendre cet esprit héroïque qui plane sur notre modernité – ou tardive, ou en rupture, selon le point de vue: continuité historique qui fait toujours plus du même en plus intense? ou saut civilisationnel à la Michel Serres dans Petite Poucette, 2012? ou les deux en même temps?
Références:
http://leluxedetresoi.com/2014/01/28/rencontre-emmanuelle-duez-entrepreneure-visionnaire/
http://www.thebosonproject.com/#!Positive-Economy-Forum-LeHavre-2015/c1v2/561d14130cf2c3576e5b5f20
Vittore Carpaccio, Thésée recevant l’ambassade d’Hippolyta
QUIZ. Courage #4.
Regarder cette photo, puis répondre aux questions ci-dessous : pour agrandir la photo, cliquer ici ou sur la photo elle-même.
A- D’après vous, lequel des deux a le plus de chance de réussir dans ses projets?
(1) Celui de gauche
(2) Celui de droite
B- Lequel préféreriez-vous avoir comme patron?
(1) Celui de gauche
(2) Celui de droite
C- Avec lequel choisiriez-vous de vous identifier si vous aviez à prendre place dans cette photographie?
(1) Celui de gauche
(2) Celui de droite
D- Lequel des deux, pensez-vous, vivra le plus longtemps?
(1) Celui de gauche
(2) Celui de droite
Questions ouvertes :
À votre avis, quel est le thème sous-jacent à ce petit Quiz ?
Qu’en pensez-vous ?
Quel lien avec l’héroïsme ?
Avatar pour sauver la planète #3
Le héros du film Avatar sauve la planète. Le pacte climatique de 2015 n’en est pas là.
Le Président Obama reconnaît, samedi 16 décembre, jour de la signature de l’accord universel sur le climat, que
“Nous ne pouvons nous satisfaire avec suffisance de l’accord d’aujourd’hui, le problème n’est pas résolu à cause de cet accord.”
Il ajoute :
“Mais ne nous trompons pas, l’accord de Paris pose le cadre durable dont le monde a besoin pour résoudre la crise climatique. Il crée le mécanisme, l’architecture pour nous attaquer au problème de manière efficace.”(1)
Pour que l’après COP21 ressemble plus à Avatar qu’à Mad Max.
Pour plus, voir : Avatar pour sauver la planète #2.
NOTE:
(1) “We cannot be complacent because of today’s agreement. The problem is not solved because of this accord. But make no mistake, the Paris agreement establishes the enduring framework the world needs to solve the climate crisis. It creates the mechanism, the architecture for us to continually tackle this problem with an effective way.”
Avatar pour sauver la planète #2
Les pays développés devant leurs contradictions
La perspective d’une catastrophe pour la planète et l’humanité devrait fortement mobiliser la structure héroïque de la modernité. De ce point de vue, les résultats de la COP21 sont insuffisants. Beaucoup de travail reste à faire sur tous les secteurs de la matrice du héros pour arriver à se dire, un jour, peut-être, que oui, c’était une good COP (cf. Good COP ? Bad COP ?)
Pour imaginer ce que sera la vraie mobilisation héroïque face aux risques avérés (réchauffement climatique, extinctions biologiques, pollution, épuisement des ressources), il n’y a guère que les fictions populaires qui nous offrent une vision pour nous projeter dans l’avenir. Il semblerait que les grands mythes contemporains aient pris acte de l’enjeu avec plus de célérité que l’économie et la politique.
Avatar au secours de la réalité
Prenons le film Avatar, par exemple. Bien sûr, aller chercher un film pareil – si fantaisiste – pour parler d’un sujet sérieux, provoque une sorte de honte ou donne le vertige. C’est immature, diront certains.
La fiction décale. Elle transpose. Elle met du grand spectacle. Oui, mais c’est une figuration sensible, une des rares dont nous disposons. Et par ailleurs, qui nous dit qu’Avatar n’est pas l’équivalent de ce que les tragédies ont pu être dans la Grèce Antique ?
Et qui nous dit que l’objectif des 1,5° de hausse de la température, visé par l’accord de Paris, n’est pas plus invraisemblable qu’un marine paraplégique qui sauve le monde ?
C’est un paradoxe vieux comme l’humanité : les tenants de l’imaginaire se montrent parfois plus réalistes sur les modèles d’action et d’interaction (la praxis) que les responsables les plus pragmatiques du jeu politique et des affaires, pris dans des contraintes qui les dépassent. Pour s’en rendre compte, il faut mettre entre parenthèses les froufroutements de la mise en scène, des costumes, des machineries, des psychologies particulières. Il faut en revenir à la structure des décisions humaines.
Peut-être, alors, Avatar redevient intéressant pour nous représenter l’esprit qu’il nous faudrait pour nous attaquer au problème de l’avenir de la planète. Pour entamer le changement. Impulser la créativité. Ouvrir des voies. Mieux comprendre les conditions de l’évolution. Mettre un grain de sable dans le système. Avec courage.
Avatar pousse la logique de l’héroïsme moderne jusqu’au paroxysme, comme si l’obsession du réalisateur avait été de donner à chacun des six critères de la structure du héros moderne une intensité inédite, tout en respectant un schéma bien ancré :
Le héros prend un rôle [ROL]
Avec Avatar, dès le titre, le spectateur s’attend à une version radicale de la prise de rôle. Le masque que revêt le héros devient le corps complet, un “avatar” dans lequel il est projeté. Acteur à l’extrême, le héros joue un autre être que lui-même. Il se métamorphose de pied en cape, il prend un physique étrange, extraterrestre – bleu, elfique, distendu en hauteur, jusqu’à ses oreilles qui s’élancent en pointes. S’il était un héros Grec de l’Antiquité, il aurait des ailes aux chevilles et volerait sur un char au firmament.
Le héros est tout entier en prise sur son intériorité [INT]
Le handicap moteur (il vit sur un fauteuil roulant) provoque chez lui un appétit de vivre. Certes, cet appétit va se tourner vers l’extérieur, grâce à son incarnation dans un “avatar”, mais il va aussi faire fonds de toutes ses possibilités intérieures. Il va vivre dans l’instant présent, au maximum de ses sensations, espérances, sentiments, décuplés en raison inverse de son handicap physique, et c’est cette force intérieure qui va lui donner des ailes, plus encore que la technologie. Le héros aime et agit d’autant plus intensément qui est poussé par la rage d’échapper aux strictes limites de ses protèses. Son intériorité s’étend au point d’entrer en communication avec l’âme sensible de la planète, dans une osmose des sensibilités personnelles et cosmiques.
Le héros est engagé dans une mission [MIS] qui atteint la démesure
Il s’agit ni plus ni moins de sauver une planète entière et tout son peuple. L’ambition est eschatologique. L’extermination possible d’un monde (le nôtre ?) est à l’horizon. Le héros est le sauveur d’un mode de vie global, respectueux tout à la fois de la nature et de la culture, dans une vision holiste.
Le héros est radicalement divergent [DIV]
Il se démarque de tous les camps qui s’opposent, aussi bien les natifs de la planète que les colonisateurs humains. Il bouleverse les habitudes établies de part et d’autre. Du coup, il se trouve rejeté par tous, y compris par sa compagne aimante (une native de la planète). Le héros est l’outsider parfait. Il innove dans la stratégie, dans la technologie, dans la méthode pour conduire les actions. Il se montre audacieux, anticonformiste, en écart avec tous. Il apprend à oser. L’éthique qu’il endosse est une sorte d’image en négatif des éthiques dominantes du monde contemporain : proche de la nature, anti-productiviste, contemplatif et dans un rapport sensitif avec l’environnement.
Le héros privilégie la coopération [COP]
Il cherche à sortir le monde des difficultés qui s’accumulent par les voies de la négociation. Bien que militaire de profession, il est négociateur dans l’âme. Par tous les moyens possibles, il évite la confrontation violente. Jusqu’au bout il tente de promouvoir le compromis entre les deux camps en présence. L’agression ne vient pas de lui. Il repousse la violence le plus longtemps possible. La reconnaissance pacifique des intérêts en présence a des chances d’aboutir.
Le héros acquiert des super-pouvoirs [SUP]
L’extrémisme des colonisateurs, technologiquement supérieurs et avides d’engranger le maximum de bénéfices, met en péril la coopération. Le héros n’a pas d’autre choix que le rapport de force. C’est là qu’il se montre compétitif à l’extrême. Il cumule les excellences. Il manifeste des qualités hors-normes. Il maîtrise les puissances naturelles, parvenant à dresser un animal mythique, ce qui lui permet d’acquérir le titre de roi (le roi de la planète – après le “roi du monde” de Titanic, le précédent blockbuster de James Cameron). Les superpouvoirs du héros lui confèrent un rôle éminent dans la nouvelle configuration qui se dessine. Du haut de son dragon, il conduit le monde vers un destin nouveau.
Par l’imagination, affronter la compléxité
Ce que le registre de la fiction nous apprend, ce n’est pas la domestication des dragons, ni l’alliance avec les elfes, ni la conduite de la guerre, ni même la fusion avec l’âme de la nature, mais c’est une certaine manière d’aborder le réel en tentant de concilier toutes les injonctions paradoxales de la complexité dans laquelle nous baignons.
Et cela, c’est très exactement la tâche qui attend l’humanité dans les décennies à venir, ce que la fiction peut aider à voir en face – une fois décapée la grosse machinerie hollywoodienne.
Avatar pour sauver la planète #1
Dans les allées de la COP21, 10 décembre 2015
Maintenant que l’accord universel sur le climat est signé, la tâche urgente est de voir comment le traduire en actions concrètes. Cela revient à se demander comment introduire tous les critères de la matrice du héros dans les couloirs des entreprises et des administrations. Comment transfigurer le mythe pour le rendre adéquat au monde réel. Comment passer du cinéma à la pratique, de la fiction héroïque à l’élan de créativité, d’audace et d’ambition dont le monde a besoin. Pour plus, lire :
Courage #4. Le colibri.
En pleine COP21, à Paris, de nuit : une terrasse vide, tous volets fermés, est illuminée.
C’est comme ça tous les soirs, pendant des heures, me dit une lycéenne. Toute cette énergie dépensée pour rien, c’est du gâchis, l’image de l’inconscience dans les pays développés.
Je lui dis : C’est dommage, je ne peux pas mettre ça sur heromatrix, parce que c’est vraiment le contraire de l’héroïsme.
Oui, dit la lycéenne, le héros, ce serait le colibri qui dégommerait les huit spots de lumière avec son bec, ou qui collerait un mot en bas de l’immeuble, pour dire qu’il n’est pas d’accord.
Sa mission : sauver la planète.
Sa divergence : il dit d’arrêter avec les habitudes désastreuses.
Sa coopération : il laisse une chance à la discussion.
Son super-pouvoir : il prend son courage à deux mains et le risque de déplaire.
Son intériorité : il fait confiance à sa colère intime.
Son rôle : colibri !
Au colibri, Patrick Chamoiseau a consacré un roman de haute volée, « Les neuf consciences du malfini », Gallimard, 2009. J’y reviendrai…