Avatar pour sauver la planète #2
Les pays développés devant leurs contradictions
La perspective d’une catastrophe pour la planète et l’humanité devrait fortement mobiliser la structure héroïque de la modernité. De ce point de vue, les résultats de la COP21 sont insuffisants. Beaucoup de travail reste à faire sur tous les secteurs de la matrice du héros pour arriver à se dire, un jour, peut-être, que oui, c’était une good COP (cf. Good COP ? Bad COP ?)
Pour imaginer ce que sera la vraie mobilisation héroïque face aux risques avérés (réchauffement climatique, extinctions biologiques, pollution, épuisement des ressources), il n’y a guère que les fictions populaires qui nous offrent une vision pour nous projeter dans l’avenir. Il semblerait que les grands mythes contemporains aient pris acte de l’enjeu avec plus de célérité que l’économie et la politique.
Avatar au secours de la réalité
Prenons le film Avatar, par exemple. Bien sûr, aller chercher un film pareil – si fantaisiste – pour parler d’un sujet sérieux, provoque une sorte de honte ou donne le vertige. C’est immature, diront certains.
La fiction décale. Elle transpose. Elle met du grand spectacle. Oui, mais c’est une figuration sensible, une des rares dont nous disposons. Et par ailleurs, qui nous dit qu’Avatar n’est pas l’équivalent de ce que les tragédies ont pu être dans la Grèce Antique ?
Et qui nous dit que l’objectif des 1,5° de hausse de la température, visé par l’accord de Paris, n’est pas plus invraisemblable qu’un marine paraplégique qui sauve le monde ?
C’est un paradoxe vieux comme l’humanité : les tenants de l’imaginaire se montrent parfois plus réalistes sur les modèles d’action et d’interaction (la praxis) que les responsables les plus pragmatiques du jeu politique et des affaires, pris dans des contraintes qui les dépassent. Pour s’en rendre compte, il faut mettre entre parenthèses les froufroutements de la mise en scène, des costumes, des machineries, des psychologies particulières. Il faut en revenir à la structure des décisions humaines.
Peut-être, alors, Avatar redevient intéressant pour nous représenter l’esprit qu’il nous faudrait pour nous attaquer au problème de l’avenir de la planète. Pour entamer le changement. Impulser la créativité. Ouvrir des voies. Mieux comprendre les conditions de l’évolution. Mettre un grain de sable dans le système. Avec courage.
Avatar pousse la logique de l’héroïsme moderne jusqu’au paroxysme, comme si l’obsession du réalisateur avait été de donner à chacun des six critères de la structure du héros moderne une intensité inédite, tout en respectant un schéma bien ancré :
Le héros prend un rôle [ROL]
Avec Avatar, dès le titre, le spectateur s’attend à une version radicale de la prise de rôle. Le masque que revêt le héros devient le corps complet, un “avatar” dans lequel il est projeté. Acteur à l’extrême, le héros joue un autre être que lui-même. Il se métamorphose de pied en cape, il prend un physique étrange, extraterrestre – bleu, elfique, distendu en hauteur, jusqu’à ses oreilles qui s’élancent en pointes. S’il était un héros Grec de l’Antiquité, il aurait des ailes aux chevilles et volerait sur un char au firmament.
Le héros est tout entier en prise sur son intériorité [INT]
Le handicap moteur (il vit sur un fauteuil roulant) provoque chez lui un appétit de vivre. Certes, cet appétit va se tourner vers l’extérieur, grâce à son incarnation dans un “avatar”, mais il va aussi faire fonds de toutes ses possibilités intérieures. Il va vivre dans l’instant présent, au maximum de ses sensations, espérances, sentiments, décuplés en raison inverse de son handicap physique, et c’est cette force intérieure qui va lui donner des ailes, plus encore que la technologie. Le héros aime et agit d’autant plus intensément qui est poussé par la rage d’échapper aux strictes limites de ses protèses. Son intériorité s’étend au point d’entrer en communication avec l’âme sensible de la planète, dans une osmose des sensibilités personnelles et cosmiques.
Le héros est engagé dans une mission [MIS] qui atteint la démesure
Il s’agit ni plus ni moins de sauver une planète entière et tout son peuple. L’ambition est eschatologique. L’extermination possible d’un monde (le nôtre ?) est à l’horizon. Le héros est le sauveur d’un mode de vie global, respectueux tout à la fois de la nature et de la culture, dans une vision holiste.
Le héros est radicalement divergent [DIV]
Il se démarque de tous les camps qui s’opposent, aussi bien les natifs de la planète que les colonisateurs humains. Il bouleverse les habitudes établies de part et d’autre. Du coup, il se trouve rejeté par tous, y compris par sa compagne aimante (une native de la planète). Le héros est l’outsider parfait. Il innove dans la stratégie, dans la technologie, dans la méthode pour conduire les actions. Il se montre audacieux, anticonformiste, en écart avec tous. Il apprend à oser. L’éthique qu’il endosse est une sorte d’image en négatif des éthiques dominantes du monde contemporain : proche de la nature, anti-productiviste, contemplatif et dans un rapport sensitif avec l’environnement.
Le héros privilégie la coopération [COP]
Il cherche à sortir le monde des difficultés qui s’accumulent par les voies de la négociation. Bien que militaire de profession, il est négociateur dans l’âme. Par tous les moyens possibles, il évite la confrontation violente. Jusqu’au bout il tente de promouvoir le compromis entre les deux camps en présence. L’agression ne vient pas de lui. Il repousse la violence le plus longtemps possible. La reconnaissance pacifique des intérêts en présence a des chances d’aboutir.
Le héros acquiert des super-pouvoirs [SUP]
L’extrémisme des colonisateurs, technologiquement supérieurs et avides d’engranger le maximum de bénéfices, met en péril la coopération. Le héros n’a pas d’autre choix que le rapport de force. C’est là qu’il se montre compétitif à l’extrême. Il cumule les excellences. Il manifeste des qualités hors-normes. Il maîtrise les puissances naturelles, parvenant à dresser un animal mythique, ce qui lui permet d’acquérir le titre de roi (le roi de la planète – après le “roi du monde” de Titanic, le précédent blockbuster de James Cameron). Les superpouvoirs du héros lui confèrent un rôle éminent dans la nouvelle configuration qui se dessine. Du haut de son dragon, il conduit le monde vers un destin nouveau.
Par l’imagination, affronter la compléxité
Ce que le registre de la fiction nous apprend, ce n’est pas la domestication des dragons, ni l’alliance avec les elfes, ni la conduite de la guerre, ni même la fusion avec l’âme de la nature, mais c’est une certaine manière d’aborder le réel en tentant de concilier toutes les injonctions paradoxales de la complexité dans laquelle nous baignons.
Et cela, c’est très exactement la tâche qui attend l’humanité dans les décennies à venir, ce que la fiction peut aider à voir en face – une fois décapée la grosse machinerie hollywoodienne.
Avatar pour sauver la planète #1
Dans les allées de la COP21, 10 décembre 2015
Maintenant que l’accord universel sur le climat est signé, la tâche urgente est de voir comment le traduire en actions concrètes. Cela revient à se demander comment introduire tous les critères de la matrice du héros dans les couloirs des entreprises et des administrations. Comment transfigurer le mythe pour le rendre adéquat au monde réel. Comment passer du cinéma à la pratique, de la fiction héroïque à l’élan de créativité, d’audace et d’ambition dont le monde a besoin. Pour plus, lire :
Good COP ? Bad COP ?
Ces jours-ci paraissent au grand jour les résultats de la négociation sur le climat, dite COP21, “Conference of the parties”, dont l’intitulé, peu messianique, laissait augurer qu’un esprit de sérieux planerait sur les discussions.
Nul doute que ce fut le cas.
Le critère [COP] de la matrice du héros est saturé, du moins tout est fait pour nous en transmettre l’image: la gravité était de mise, l’interaction a eu lieu, elle a été nourrie, incessante, nuit et jour, les pourparlers ont été intenses, fortement procéduralisés, les points de vue se sont rencontrés, ils se sont confrontés, les politiques ont mouillé la chemise à haut niveau, un très grand nombre de pays étaient représentés, une certaine égalité formelle régnait, l’espace de travail avait été conçu pour, horizontal, décentralisé… Bref, l’esprit de négociation et de coopération [COP] a eu sa chance, à quoi le sigle nous préparait, qui mettait fortement l’accent sur le processus: on a bien eu ce qu’on nous annonçait, une “conference of the parties” (COP).
Maintenant, la question qui va nourrir les débats des jours et années prochaines est le jugement de l’histoire :
good COP ? or bad COP ?
Pour y répondre, il faudra envisager d’autres critères que la seule procédure de discussion. Il faudra faire tourner les cinq autres critères de la matrice du héros :
[DIV] : les solutions trouvées ont-elles été innovantes ? marquent-elles une rupture avec le business as usual ?
[SUP] : comment se sont soldés les rapports de force ? y a-t-il eu des gagnants et des perdants ? qui ? avec quelles suites ?
[MIS] : l’objectif de deux degrés de hausse est-il tenable ? et gérable dans ses conséquences même s’il est tenu ?
[ROL] : quelle est la part de mise en scène pour les opinions publiques ? de dramaturgie pour les acteurs eux-mêmes ?
[INT] : comment toute la perspective est-elle vécue intérieurement par les “parties” ? celles présentes à la table ? et celles, hors table, absentes, non visibles, discrètes ?
Il nous faudra évaluer les avancées. Voir les insuffisances. Vérifier si la promesse a été tenue, non pas tant sur le sérieux du processus “Conference of the parties”, que sur les engagements et leur mise en oeuvre.
Les médias bruissent déjà de bilans contradictoires.
Courage #4. Le colibri.
En pleine COP21, à Paris, de nuit : une terrasse vide, tous volets fermés, est illuminée.
C’est comme ça tous les soirs, pendant des heures, me dit une lycéenne. Toute cette énergie dépensée pour rien, c’est du gâchis, l’image de l’inconscience dans les pays développés.
Je lui dis : C’est dommage, je ne peux pas mettre ça sur heromatrix, parce que c’est vraiment le contraire de l’héroïsme.
Oui, dit la lycéenne, le héros, ce serait le colibri qui dégommerait les huit spots de lumière avec son bec, ou qui collerait un mot en bas de l’immeuble, pour dire qu’il n’est pas d’accord.
Sa mission : sauver la planète.
Sa divergence : il dit d’arrêter avec les habitudes désastreuses.
Sa coopération : il laisse une chance à la discussion.
Son super-pouvoir : il prend son courage à deux mains et le risque de déplaire.
Son intériorité : il fait confiance à sa colère intime.
Son rôle : colibri !
Au colibri, Patrick Chamoiseau a consacré un roman de haute volée, « Les neuf consciences du malfini », Gallimard, 2009. J’y reviendrai…
Courage #3. Vertu cardinale des temps difficiles.
L’actualité, de concert avec les publicités sur les murs du métro, tisse l’horizon d’un monde dangereux. La communication la plus récente surfe sur l’un des six critères de la matrice du héros : l’appel à un pouvoir personnel qui résiste, qui doit sauver sa vie, la sienne et celle de l’espèce, et cultiver une forme de supériorité dans l’adversité [SUP]. Le courage est de rigueur, comme dans la grande banque (cf. Le nouveau modèle de leadership à la Société Générale, heromatrix.com, 25 Novembre 2015). Tout y concourt : les dérèglements de la nature, de la politique et de l’amitié.
La COP21 : courage ! la vague du futur nous talonne, elle peut nous emporter en tant qu’espèce !
Face au terrorisme, l’état d’urgence : tous résistants !
Et le cinéma qui reflète un drôle de monde :
Mais le cinéma parle-t-il de la réalité ? En tout cas le film prend-il pour référence un Londres qui n’est pas qu’imaginaire :
Et puis, le lecteur de l’affiche lit un mot d’ordre, en gros, en rouge, qui correspond à un ethos dont le sens, même si on le réfute, ne vient pas que du vase clos – tout autre – de la fiction. L’injonction est là :
Même quand il est fait référence à un autre film, où l’art cite l’art, c’est pour nous ramener vers Wall Street, qui n’est pas qu’un produit de l’art :
Courage #2. Alimente ton blog !
La semaine dernière, j’ai mis en ligne le premier article de ce blog, intitulé Courage !, qui analyse l’interview de Frédéric Oudéa, le DG de la Société Générale.
Comme souvent, j’ai l’esprit d’escalier : c’est sans doute pour cette raison que je suis plus à l’aise dans le métier de chercheur – qui met parfois trois ans à publier un article – que comme blogueur affûté pour réagir à l’actualité.
Donc, suite à la mise en ligne de Courage !, je suis pris d’une curiosité. J’ouvre le dictionnaire au mot Courage. Je lis : force morale, disposition du cœur, fermeté devant le danger. Prendre son courage à deux mains : se décider malgré la difficulté, la peur, la timidité.
Je me dis que j’aurais pu conclure mon article de la semaine dernière par une note d’humour, du genre : Toi qui es timide, y-a plus à reculer, prends ton courage à deux mains et envoie ton CV à Oudéa.
Je me dis aussi que pour moi, Courage ! ça veut dire démarrer ce blog. Pour en écrire le premier article, qui ouvre la voie aux articles suivants – qui seront plus courts, promis, ce premier opus est beaucoup trop long, me dit mon coach – il a fallu que j’applique moi-même la matrice du héros, que je me dise Allez ! c’est dur, mais vas-y :
fais un article en plein dans le cadre de ton travail de chercheur [MIS],
d’un ton inhabituel pour les canons de la recherche [DIV],
ouvre des marges de discussion sur des sujets importants, penses-tu, pour beaucoup de monde dans la société [COP],
n’aie pas peur d’être un peu impertinent à l’égard d’une figure médiatique, un grand patron qui donne des interviews d’une pleine page dans Le Figaro [SUP],
sur des sujets qui te passionnent [INT],
et où tu te lances dans un rôle, blogueur, avec lequel tu n’es pas du tout à l’aise, où il faut que tu apprennes tout de zéro [ROL].
Alors, oui, le mot s’impose : Courage ! Et en plus, si tu écoutes ton coach, il va falloir que tu alimentes la bête avec régularité.
Courage ! Le nouveau modèle de leadership à la Société Générale
Aujourd’hui, le 25 novembre 2015, nous sommes, en France, depuis dix jours, en état de guerre, et à quelques jours de la COP21 où il s’agit, ni plus ni moins, comme dans le film Avatar, de sauver la planète : l’héroïsme dicté par les circonstances tragiques ne doit pas nous faire oublier qu’un esprit héroïque plane sur nos sociétés, plus quotidien, et pas seulement réservé aux états d’urgence. Ce premier article de heromatrix.com tente de le montrer à partir d’un exemple tiré de l’actualité où il n’est question ni d’opérations militaires ni d’apocalypse.
Ce n’est pas parce que je travaille sur l’héroïsme moderne que je me mets à voir des héros partout. C’est au contraire parce que l’actualité distille en permanence des appels à l’héroïsme que la figure du héros moderne s’est mise à m’intéresser.
Par exemple, quand je lis l’interview du DG de la Société Générale, Frédéric Oudéa, dans la presse grand public (Le Figaro, 29/06/2015), où il présente le nouveau modèle de leadership de l’entreprise, je me dis que ma vision du héros s’applique parfaitement. Ce n’est pas moi qui l’invente. Je retrouve tous les critères de la Matrice du Héros, tous saturés !
[SUP]. Le héros montre une supériorité/des super-pouvoirs.
Si je me mets à la place des employés de la Société Générale qui lisent l’interview, je me dis : va falloir s’accrocher ! ça ne va pas être facile ! Pour que je devienne un « leader » à la Société Générale (150 000 collaborateurs dans le monde, présente dans 76 pays, 30 millions de clients, la plus belle tour du quartier d’affaires de La Défense), il va falloir que je me montre courageux. Le mot courage revient six fois dans l’interview.
Le courage est la vertu guerrière par excellence. C’est sur les champs de bataille, où se fabriquent les héros, que le courage est d’abord requis.
Alors, quand je lis six fois courage dans la bouche de mon grand patron (toujours si je m’imagine parmi les équipes de la Société Générale), je me dis : ça sent la salle de commandement en temps de guerre, l’attaque, la défense – combien de divisions ? – je me dis : va falloir s’endurcir, ne pas craquer, y aller avec bravoure, résister à la pression, se préparer à des chamboulements, sauver sa peau.
Sinon, pourquoi mettre le courage en haut de la liste des vertus ? si ce n’est pour préparer à des temps difficiles. Frédéric Oudéa le confirme : le monde est dur, dit-il. Alors, courage !
Mais l’héroïsme va bien au-delà. Si c’était la guerre au sens strict, avec des soldats entraînés, armés, des ennemis clairs, ce serait à la fois plus dur et plus simple. Mais le monde est complexe, dit encore mon DG, et il a raison.
[COP]. Le héros doit être dans la coopération.
En lisant l’interview, je me dis, va falloir être un guerrier, mais un guerrier qui est bien avec les gens. Un guerrier ouvert, serviable, accepté, négociateur. Un guerrier à l’aise dans les groupes. Frédéric Oudéa le martèle : il faut cultiver l’esprit d’équipe, savoir entretenir la relation, qui accompagne la banque relationnelle.
Pas si facile. Oui, dans le discours, ça passe comme une lettre à la poste, mais dans la réalité ? je me demande : comment vais-je m’y prendre pour être un guerrier sympa ?
Et ce n’est pas tout.
[MIS]. Le héros est au top dans le cadre de la mission.
Je lis attentivement l’inverview de mon DG, et je trouve que, bien entendu, comme dans toutes les entreprises, il va falloir que je me fixe sur un cap, que je me base sur un phare, que je suive des modèles, que je me conforme au contrôle (le secteur banquaire est très contrôlé, rappelle Oudéa). Bref, j’ai des guides. Des guides pour être guidé, et des guides pour à mon tour guider les autres (si j’entends un minimum être un leader). Mais…
[DIV]. Le héros sait diverger par rapport au cadre.
En même temps que je respecte les guides, Frédéric Oudéa me lance des perches pour que je me distingue : il ne faut pas que je me contente de gérer l’existant. Il va falloir que je sois disruptif, que je réinvente, que j’innove, que je sois capable de créativité, que je décale l’entreprise et son business model, et cela, disons-le tout net : sans tabou. Ouaou ! Et j’aurai à prendre des risques ! Bref, j’ai à suivre des modèles, mais en même temps, il faut que je sorte des modèles ; que j’en invente de nouveaux, sans tabou, et je suis prévenu : ça présente des risques ! Là, si j’étais à la Société Générale, j’aurais un moment de panique. Où vais-je ? Qui suis-je ? Que faire ? Mais, je me dis : C’est normal, courage ! Et puis, si je suis à l’aise dans l’interaction, je ne serai pas seul… La coopération a des avantages.
Je poursuis donc ma lecture.
[COP]. Le héros coopératif.
Mon grand patron me rappelle que la mission de la banque, c’est le service au client. Là encore, il a raison. La banque, c’est inscrit dans son nom, est tournée vers l’accueil du client. « Banque » vient de « banca », « banc, table, comptoir », un lieu où physiquement le passant est reçu, bien traité. Je me dis qu’aujourd’hui où la banque se dématérialise, cela constitue un défi : continuer à recevoir le client avec les honneurs, dans le contact. Et la mission que me confie mon DG – du moins, si je veux être un leader – c’est : trouver la solution sur mesure pour le client, dit-il. Donc s’ajuster au client, l’écouter, lui, tel qu’il est : gros, maigre ou cambré, je l’habillerai sur mesure.
Une publicité pour la Société Générale (Le Monde, pleine page, 15/10/2015) le répète :
Parce que chaque entreprise est unique, nous mobilisons nos expertises pour construire des solutions sur mesure. Développons ensemble l’esprit d’équipe.
[SUP]. Le héros montrant une supériorité/des super-pouvoirs.
Mais, en parallèle, mon DG me dit (toujours via les pages saumon/économie du Figaro) que parfois il faut être capable de dire des choses difficiles à ses clients.
Là je me mets à la place du client qui lit l’interview (Le Figaro est un grand quotidien, qui touche tout le monde), et je me dis : bon, moi client, je vais venir avec une demande, et mon banquier, courageux, qui aura lu l’interview de son DG, ne va pas avoir peur de m’annoncer la chose difficile.
Quelle chose difficile peut-il bien avoir à m’annoncer ? Aucun exemple ne m’est donné, alors j’imagine. Il peut me dire qu’il ne peut pas tout faire. Que le marché est ce qu’il est. Que j’ai perdu de l’argent, mais je ne suis pas le seul… Que non, le système d’information n’a pas été prévu pour ça… et quand l’informatique ne le permet pas, c’est du non négociable.
Mais vous dites que vous faites du sur mesure, je rappelle à mon banquier.
Ah oui, mais non, dit mon banquier. C’est du sur mesure, mais pas tout à fait.
[ROL]. Le héros assume des rôles.
Là je reprends ma casquette de banquier, et je me dis qu’il va me falloir de grandes capacités de communication – comme l’exige mon patron si je veux être un leader – pour annoncer cette chose difficile au client.
Mais heureusement, j’ai eu des formations à la communication avec des acteurs. Je me dis courage ! je peux y arriver. Et je me lance…
Voilà ce que je vais dire au client : « C’est du prêt-à-porter… ajusté ». Mais j’hésite : à la réflexion, prêt-à-porter, c’est trop commun, presque bas de gamme.
Je vais dire : « C’est du tailored (taillé sur mesure) mais qui ne fait pas n’importe quoi ». Mais non, j’écarte : pas de formule négative, on m’a dit.
Je vais dire : « C’est du tailored (taillé sur mesure) sous contrainte ». ça c’est pas mal. Il faut le rappeler de temps en temps, comme le fait Oudéa : le monde où nous vivons est sous contrainte. Et sous contrainte, ça veut dire ce que ça veut dire : on ne peut pas tout faire. Mais c’est dit de manière positive.
Au client, j’aurai toujours une alternative à lui proposer : une solution, un produit, un processus, que nous mettrons en place pour lui, en distinguant bien, en amont, ce qui serait « nice to have » (« joli d’avoir », sous-entendu « pas indispensable ») et le besoin vraiment stratégique, que nous remplissons.
Là, je suis vraiment au top !
Mais les choses difficiles, ce n’est pas qu’aux clients que j’aurai à les annoncer, c’est aussi aux collaborateurs. Il faut être capable de dire des choses difficiles à ses collaborateurs, rappelle Oudéa. Quoi ? Des restructurations ? Des mauvaises nouvelles ? Des erreurs ? Des gens que ne sont pas à la hauteur, qu’il faudra avertir ? qui n’auront pas d’avancement ? dont il faudra se séparer ? Il va falloir que j’assume, avec doigté et efficacité, des discours qui ne sont pas forcément les miens au départ, que je les dise avec conviction, comme un bon acteur.
Et puis, je ne peux m’empêcher de penser que même si je suis un leader, je suis toujours un collaborateur pour le leader qui est au-dessus de moi, alors je me dis que je n’aurai pas que des choses difficiles à dire, j’aurai aussi des choses difficiles à entendre. Mais, courage !
[ROL]. Un jour peut-être, si j’ai du courage, je serai Steve Jobs.
Et là, je comprends pourquoi Oudéa me donne un exemple de réussite humaine aussi relevé : rien moins que Steve Jobs ! C’est que la barre est très haut.
C’est de la haute compétition où le moindre petit delta de rapidité, me dit Oudéa, est susceptible de faire la différence. Steve Jobs y est arrivé. Pourquoi pas moi ?
Bon, Steve Jobs, c’est peut-être un modèle pour Oudéa lui-même, le rôle idéal dont il rêve.
Pourriez-vous être le Steve Jobs de la banque ?, lui demande l’interviewer du Figaro.
Mais quand les présentations de Steve Jobs sont prises en modèle (Gallo, 2010), c’est à tous que les recettes « Steve Jobs » sont offertes. Alors, pourquoi pas à moi ?
Quand le biographe officiel de Steve Jobs nous indique que sa personnalité et ses produits ne font qu’un (Isaacsm, 2011), c’est tout un modèle d’engagement dans le travail en général qui est exposé à tous. Alors, pourquoi pas moi ?
Pourquoi, moi, je ne m’y mettrais pas ? J’ai une référence, difficile à atteindre, mais une référence de chair et d’os, un personnage que je peux visualiser, à qui m’identifier, avec des conseils-clés pour m’aider : si je veux, je peux être un petit Steve Jobs.
[INT]. Le héros vit des dilemmes intérieurs.
Mais quand même, quand je relis l’interview de mon grand patron, qui est charismatique, qui connaît son métier, qui donne envie de travailler pour lui, pour qui j’ai beaucoup d’estime, qui a des conseillers, qui est cultivé, je me dis :
Quand même, il y a peut-être quelques mots qui manquent à notre modèle de leadership : les mots dilemme, paradoxe, tension, contradiction.
Ça m’aiderait si quelqu’un – pourquoi pas mon DG ? – reconnaissait que ce n’est pas de la tarte de faire tenir ensemble toutes les injonctions qu’il m’adresse : être un guerrier courageux en des temps difficiles, mais ouvert, coopératif, gentil ; me guider sur un phare, mais être disruptif ; faire du sur mesure pour le client, mais lui annoncer des décisions difficiles ; avoir pour modèle Steve Jobs, mais être soi, authentique, engagé, avec ses propres qualités et ses propres fragilités.
Quand je mets bout à bout tous les critères qui me permettraient de devenir un « leader », j’ai des sueurs froides, je vis une tempête sous un crâne, ma main tremble (comme Bogart dans Le Faucon Maltais). Je me sens à la fois porté par un courant qui me dépasse, placé devant un défi… et parfois accablé par l’ampleur de la tâche. Il y a quelque chose d’héroïque, un courage spécial, à assumer toutes ces prescriptions en même temps, toutes ces contraintes, prises ensemble, que me présente mon patron comme indispensables si je veux grimper dans la hiérarchie. Alors, je me demande : Comment vivre avec ces contraintes au quotidien ? les inscrire dans ma chair ?
En particulier, comment faire quand j’ai un dilemme intérieur ? quand je suis confronté à une injonction paradoxale ? que je me sens le « serviteur de deux maîtres », selon l’expression d’un article de recherche sur des managers dans le milieu bancaire tiraillés entre la déontologie et le profit (Pérezts, Bouilloud, Gauléjac, 2011) ? Comment le leader doit-il réagir quand il n’est pas d’accord avec lui-même ? qu’il a des doutes ? que les boussoles indiquent plusieurs Nord ?
J’aurais aimé qu’Oudéa m’en dise un mot. Ne serait-ce qu’un mot. À moi, à nous – nous les soldats de base qui sommes au feu, qui avons de l’ambition – nous les chefs en herbe, qui commençons à diriger, former, motiver, accompagner une petite équipe – nous les patrons intermédiaires, avec des équipes plus importantes, de 50 à 100 collaborateurs – nous tous qui, sur le terrain, en savons les difficultés, et où, oui, il faut du courage pour aller au bout de toutes nos missions, quand les critères de jugement tirent à hue et à dia, ne s’ajustent pas tout à fait entre eux, génèrent du stress intérieur, voire de la souffrance, voire du burn-out.
Ça, c’est le secret le mieux gardé des leaders contemporains. C’est ce que j’ai envie d’appeler de l’arché-héroïsme, ou archéroïsme : pas seulement l’héroïsme de la missions difficile [MIS], mais aussi l’héroïsme de pousser aux extrêmes toute une palette de comportements rivaux, de saturer en même temps tous les critères de la Matrice du Héros, que chacun, en son for intérieur, au quotidien, doit transformer en décisions concrètes.
Alors, je me dis Courage ! c’est bien le mot qui convient !
Bibliographie :
Gallo (2010). Présentations : le modèle Steve Jobs. Éditions Télémaque.
Isaacsm (2011). Steve Jobs. J.-C. Lattès.
Pérezts, J.Ph. Bouilloud, V. de Gauléjac (2011). « Serving Two Masters. The Contradictory Organization as an Ethical Challenge for Managerial Responsibility », Journal of Business Ethics.